Réflexion sur la peinture par Carolus Duran


« La peinture est-elle simplement un art d’imitation ? Non ! Elle est avant tout un art d’expression ! Aucun des grands maîtres n’a échappé à cette nécessité. Car l’âme, comme les yeux, veut être satisfaite. Les maîtres mêmes qui ont été le plus absorbés par la beauté y ont été entraînés dans la mesure de leur puissance sensitive, tout en comprenant qu’on ne doit rendre de la nature que l’esprit, que ce soit par la forme, que ce soit par l’aspect !
 

Il résulte de ceci que les maîtres ont donné de la nature une interprétation, non une traduction littérale. Cette interprétation fait précisément la personnalité de chacun d’eux. Sans cette particularité de la vision, il n’y a réellement point d’œuvre. C’est dire combien étaient dangereuses les écoles qui enfermaient les artistes dans un ensemble d’habitudes qui ne leur permettaient pas de développer leur sentiment propre.
 

Cependant, les écoles se servaient d’un mot respectable : la traduction ! Que seraient devenues leurs productions ? En place de Velázquez, de Rembrandt, de Rubens, de Téniers, d’Ostade, de Brauwer, nous aurions un tas de Raphaëls manqués, contrefaits, rabougris et grotesques, remplaçant leurs chefs-d’œuvre si infiniment et sincèrement divers par un plagiat banal et écœurant. Or, cet exemple dans le passé s’applique singulièrement au présent. Et les mêmes causes produiraient les mêmes effets désastreux. Il est aussi insensé de vouloir imposer aux artistes une même forme dans laquelle, puissants ou faibles, passionnés ou timides, ils enfermeront leur pensée, que si on prétendait les contraindre à modifier leur nature physique pour ressembler, tous, à tel modèle indiqué. L’art, en somme, ne vit que de manifestations personnelles. Que sommes-nous tous, sinon le résultat d’une tradition ? Seulement nous devons être libres de la choisir selon le sens qui correspond à nos aspirations, et non forcés de subir celle d’un homme, si grand qu’il soit.
 

Pour l’École française, depuis Ingres, la tradition nous venait de Raphaël. Cela était juste pour Ingres, qui avait librement choisi ce maître dont il était vraiment issu. Mais nous qui avons d’autres besoins, qui avons le désir de réalité, moins belle sans doute, mais plus passionnée, plus vivante et plus intime, nous devons chercher notre guide parmi les maîtres dont l’esthétique répond à nos aspirations. S’imagine-t-on les peintres du dix-septième siècle en Espagne, en Flandre, en Hollande, obligés de suivre la tradition de Raphaël au lieu des inspirations de leur génie si varié ? Que serions-nous si les grands artistes de tous les temps n’avaient fait que regarder en arrière, ceux qui non seulement préparaient l’avenir, mais le faisaient. Les œuvres ne se forment que d’aspirations ou de sensations évoquées. C’est une perpétuelle résurrection de Lazare. Vivre son œuvre est la condition sine qua non de sa puissance d’expression et de sa vérité.

Ces principes ne s’appliquent pas seulement à la peinture de composition, mais aussi au portrait, que l’on croit, à tort, un autre art, parce que la plupart des portraitistes n’ont donné de l’être que sa forme visible. Si nous étudions les maîtres que nous regardons comme les premiers dans cet ordre, nous verrons qu’ils ne se sont pas contentés d’une apparence matérielle, et que faisant abstraction du moi, ils sont allés chercher le caractère particulier du modèle qu’ils avaient à rendre, autant dans son esprit, dans son tempérament, son atmosphère, que dans ses allures personnelles. Passons en revue ceux qui, à tort ou à raison, sont restés comme des types. Il y a Holbein, Velázquez, Rembrandt, Titien, Raphaël, Van Dyck, etc. Quels sont ceux de ces peintres qui répondent le plus aux idées que je viens d’émettre ? Raphaël, dans son amour de la beauté et de l’harmonie, ne tenait compte du modèle qui posait devant lui que pour satisfaire ses aspirations vers son idéal. Dans tous ses portraits on voit Raphaël, mais il est impossible de dégager le caractère précis de l’être qu’il a portraituré. Il faut pénétrer au dedans de cet être par l’observation, l’intuition ou la divination, comme l’ont fait Holbein, Velázquez et Rembrandt. Pour Van Dyck, c’est plus visible encore : il a peint des bourgeois et des seigneurs en leur donnant les mêmes allures, les mêmes élégances qui venaient d’une habitude, de son goût particulier, voire même de sa nature physique. Cette nécessité de l’abnégation de soi est la seule chose qui sépare le portrait de la composition. Je laisse à Ingres, qui a fait des merveilles dans ce sens, et à Delacroix qui n’a jamais pu vraiment faire un portrait, le soin de dire auquel des deux genres appartient la suprématie. Ingres disait que les plus grands maîtres seuls ont fait de vrais portraits. Delacroix, lui, écrivait, avec une tristesse qu’on sentait entre les lignes, que le portrait est ce qu’il y a de plus difficile en art. 


Moi je crois que tout offre des difficultés différentes, mais équivalentes. Il n’est pas un des êtres peints par Holbein, Velázquez ou Rembrandt qui ne semble être de votre intimité. C’est que chacun d’eux vit de sa vie propre en dehors des habitudes et des sympathies mêmes de l’artiste. Tout y caractérise un être particulier, que les tendances plastiques du peintre n’ont point transformé à son image ni coulé dans le moule habituel dépendant de son goût autant que de sa nature. Titien, malgré ses admirables œuvres dans cet art, est comme une transition entre ces premiers et ceux pour qui l’intimité n’a pas été une loi. Voyez ses portraits au Louvre, et malgré leur belle allure, leur admirable réalisation pittoresque il serait presque impossible de décrire leur caractère et de se faire une idée à peu près juste de ce que les modèles pouvaient être moralement. »
Source : latribunedelart.com

A lire et relire :
>> Le testament esthétique d'Auguste Rodin
>> Une réflexion sur la peinture de Carolus Duran
>> Le beau, le laid et le caractère selon Rodin 
>> Les réflexions d'Ingres
>> Une sélection de citations à propos de l'art (bas de page) !