Maud, fusain (pose de 40 min) |
La réflexion du jour :
Un maître n'est pas ce qu'un vain peuple de critique pense. Ce n'est pas celui qui rappelle par son faire ou sa façon de concevoir tel ou tel maître consacré, non, celui-là n'est qu'un traducteur qui peut avoir plus ou moins de goût.Par son sens élevé le vrai maître reste enfant de la nature, conséquent et fidèle à sa race, il obéit à son âme comme à son Dieu. il n'aura pas moins qu'un traducteur la connaissance des œuvres humaines, il puisera en elles des forces et des leçons, mais comprenant mieux, il s'affirmera dans son affranchissement, là, ou le traducteur augmentera sa servitude.
Le génie réchauffe aux ardeurs de son âme ce qu'il a su ravir, s'il prend un maître pour modèle on sent alors l'union de deux égaux; là, où l'inférieur dissimule son guide, l'être supérieur avoue son emprunt, et, en homme de haute compagnie, il fait la place belle à celui qu'il reçoit, et s'efface encore pour le faire plus briller.
Cette courtoisie du géni a des regains superbes, car fonctionnant incessamment pour rendre plus parfait, Plaute emprunté, devient plus Plaute que Plaute, ou Virgile plus Virgile que lui-même.
On peut dire que chez tous les maîtres la nature est comme domptée, cette action de conquérant devient une fusion des richesses de la terre avec celles de l'âme du maître.
Un nouveau maître surprend toujours, mais toujours il charme. Enfant de l'éternité, ses paroles
comme ses images nées de la vie, pénètrent les êtres, qui sont comme réveillés par ces échos de vérité qui les font tressaillir et les ramènent à leur source divine.
La masse bondira toujours aux accents du génie. Cette masse, cette foule, ce monde, a des expressions adorables pour prouver sa reconnaissance, il dit cet homme est beau comme une statue antique, cette jeune fille est chaste comme une madone de Raphaël, cette femme est exubérante comme un Rubens, cet enfant a la fraîcheur d'un Greuze.
Le monde comprend, et sent l'art véritable; il s'épanouit en lui comme dans un chaud rayon de soleil.
Voyez aussi sa répulsion pour le réalisme, cette souillure de l'art ! ce nord de la peinture, cette trahison du dieu Phoebus, cette lèpre qui détruit toute beauté. Voyez, voyez, comme cette foule fuit, comme elle est avide de soleil pour se sécher des éclaboussures de cette charmante école.
Et dire que cette fange trouve des défenseurs, ce n'est certes pas dans le public qu'on les trouve, oh non ! C'est comme toujours, dans ce milieu qui paraît jouir d'un certain bien-être, c'est parmi ces lettrés qui ne savent pas produire et qui, incapables de faire le bien, s'emploient à défendre le mal, espèce d'enfants gâtés sociaux lui vont tout naturellement à ce qui leur ressemble.
Non, non, l'art n'est pas la reproduction exacte, si cela était, la photographia serait l'apogée, et nous savons tous, combien ces images précieuses sous certains rapports, deviennent insipides el même horribles lorsqu'elles cherchent à former des tableaux. Nous avions encore ce que l'on appelait les tableaux vivants, pour nous faire mieux comprendre combien l'art véritable avait de grandeur. En voyant la laideur de ces spectacles je pensais que l'on reviendrait aux vérités artistiques, et que, sentant l'insuffisance du vrai, copié, on retournerait au vrai senti., au vrai développé, au vrai épuré. Hélas, il en fut autrement, nos faux artistes vinrent preuves en main, armés de la photographie, montrer combien ils étaient fidèles à la laideur. Cette fonction facile, fut partagée par d'innombrables barbouilleurs qui se crurent artistes, et qui mirent l'art où il est aujourd'hui.
Quittons cet art mécanique, cet art d’œil et de main, et retournons à ce qui constitue un maître.
Le maître ne peut pas être exact, puisque s'étant assimilé la nature il la crée à nouveau dans une forme qui lui est propre. Il met au monde un idéal Raphaëlesque, un idéal Michelangesque, un idéal Poussinesque, etc. Il fonctionne comme la nature même; ouvrier de l’Éternel, il travaille à sa vigne, il aide à son œuvre. Il explique et enfante. Les génies ou les maîtres ne se ressemblent pas, ils peuvent avoir des précurseurs, mais ils n'ont jamais d'égaux, parce que le maître est celui qui trouve l'expression complète de la beauté choisie. C'est donc un fait accomplit une richesse acquise au monde. Les génies qui se succèdent trouvent incessamment un sol en friche, et jusqu'à la fin des siècles, les maîtres seront toujours nouveaux, parce qu'ils puisent à une source qui ne peut tarir.
Le maître est celui qui trouve des vérités non exprimées dans l'art, vérités qui entrainent une forme particulière et donnent au monde un style inconnu.
C'est justement ce style inconnu qui trouble ceux qui veulent des lisières pour juger comment, disent-ils, cela ne ressemble, ni au Titien, ni à Rubens, ni à celui-ci, ni à celui-là, donc, ce n'est pas d'un maître. Les critiques non moins intelligents, raisonnent de même et le pauvre génie peut très-bien être repoussé, pour faire place à un âne recouvert de la peau d'un lion.
Le vrai maître est essentiellement humain, il est homme avant d'être poëte, ou peintre, et c'est son extrême sensibilité qui lui donne le désir de partager ses émotions; il devient producteur en prenant le monde pour confident, et ce génie nous est d'autant plus cher qu'il partage mieux nos impressions. C'est sa surabondance de sensibilité qui lui donne le don d'expression.
Il n'en est pas de même pour l'homme secondaire préoccupé avant tout des moyens pratiques de son art, il se montre absorbé par ses difficultés, s'il les surmonte, il en fera parade, et deviendra fanfaron d'exécution; il est peintre, il veut paraître peintre, et serait désolé si on lui refusait le titre de peintre. C'est à grand-peine qu'il réclame la marque de son infériorité.
Chez le maître, au contraire, la pensée l'emporte de beaucoup sur les moyens de démonstration qui semblent être comme remorqués par elle; cette conséquence donne une exécution suprême, qui vient comme par surcroît.
Cette exécution émue, émane du cœur, on sent dans ce faire, une main hésitante qui donne à l'idole des trésors que l'amant ne trouve jamais assez beaux.
Ces expressions imprégnées d'âme, et souvent mouillées de larmes, nous émeuvent, entraînés par elles dans d'intimes confidences, nous oublions l'art de celui qui nous parle et rouvons des consolations chez le maître qui sait anoblir nos douleurs.
Rien n'est plus innocent qu'une indication de Raphaël, rien n'est plus naïf qu'une eau-forte faite par Rembrandt, rien n'est plus intime qu'un dessin d'Holbein.
Le maître, si riche de lui-même est encore comme déshérité des richesses conventionnelles qui ne l'entament pas, qui ne peuvent pas l'entamer; c'est pourquoi il parait pauvre dans ce monde qui ne vit guère que de préjugés. Comme un pauvre le génie va glanant dans la moisson de Dieu; comme un pauvre il est souvent méprisé comme un pauvre la terre est son calvaire.
Thomas Couture, extrait d'Entretiens d'atelier
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